Au Kenya, les violences faites aux femmes prennent des proportions dramatiques. Pour mieux comprendre et documenter ce fléau, les journalistes de données d’Africa Uncensored et d’Africa Data Hub, sous la direction du studio Odipo Dev, ont lancé en 2022 une base de données inédite baptisée Silencing Women (Museler les femmes). Cette initiative vise à recenser et analyser les cas de féminicides enregistrés dans le pays entre 2016 et 2024.
Les résultats sont accablants : 628 cas de féminicides ont été identifiés sur cette période. L’année 2024 à elle seule compte 127 meurtres, soit le chiffre le plus élevé jamais enregistré dans le pays — une augmentation spectaculaire de 55 % par rapport à 2023.
Près de 200 Kényanes ont été tuées dans des violences contre les femmes en 2024, presque le double de l’année précédente, selon le deuxième rapport du projet Faire taire les femmes. Les violences conjugales sont endémiques dans ce pays d’Afrique de l’Est.
Un danger à la maison
Contrairement aux idées reçues, c’est dans la sphère privée que les femmes kényanes courent le plus grand danger. Les données révèlent que 72 % des meurtres ont été commis à domicile. Les principaux auteurs sont les maris (40 %) et les petits amis (23 %), soulignant le lien direct entre féminicide et relations intimes.
« L’idée selon laquelle rester à la maison est plus sûr pour les femmes ne tient plus », affirme un analyste d’Odipo Dev. Ces chiffres illustrent une réalité glaçante : le foyer est trop souvent le théâtre d’une violence extrême, silencieuse et tueuse.
Une réponse judiciaire en mutation
Si le système judiciaire kényan a longtemps été critiqué pour sa lenteur et son inefficacité face aux violences sexistes, l’année 2024 marque une évolution. Les condamnations pour féminicides ont connu une hausse de 118 %, et les peines infligées sont lourdes : en moyenne 23 ans d’emprisonnement, même pour les accusés ayant plaidé coupable.
L’affaire la plus médiatisée reste celle de Jowie Irungu, condamné à mort pour le meurtre de la femme d’affaires Monica Kimani. Ce cas emblématique a contribué à braquer les projecteurs sur la gravité du phénomène et à interpeller l’opinion publique.
Définir le féminicide
Le féminicide ne se limite pas à un simple homicide. Selon les critères établis par l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, un meurtre est qualifié de féminicide lorsqu’il remplit au moins un des éléments suivants :
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Antécédents de violences physiques, sexuelles ou psychologiques de la part de l’auteur ;
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Exploitation illégale de la victime (traite, esclavage, etc.) ;
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Séquestration ou privation illégale de liberté ;
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Victime travaillant dans l’industrie du sexe ;
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Violences sexuelles avant ou après le meurtre ;
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Mutilation du corps ;
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Abandon du corps dans un lieu public ;
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Crime de haine fondé sur le genre.
Une urgence continentale
Si le Kenya est aujourd’hui au centre de l’attention, ce phénomène dépasse ses frontières. Les féminicides sont en augmentation à travers l’Afrique, dans un contexte marqué par la persistance des inégalités de genre, la stigmatisation des victimes et l’impunité des auteurs.
L’initiative Silencing Women est un appel à l’action. Elle démontre l’importance des données pour visibiliser les violences, informer les politiques publiques, et exiger justice. Mais surtout, elle rend hommage aux voix trop souvent réduites au silence.
Selon l’article de Soila Kenya