Si pour certains, Haïti fait face actuellement à l’échec de toute une génération, pour d’autres, le pays subit les conséquences d’avoir raté le virage décisif à ce carrefour où il fallait camper l’identité haïtienne, penser développement et modernité.
Il faut arrêter d’aller chercher tout le temps, midi à quatorze heures, et à se valoriser uniquement dans la geste inégalable de 1804 qui a étonné le monde entier et fait d’Haïti la Première République Noire indépendante. C’était suffisant pour déterminer les exploitants et malfaiteurs du grand monde à jurer qu’Haïti devra être l’exemple à ne pas suivre. S’il faut effectivement arrêter de verrouiller l’histoire à cette référence, il est néanmoins indigne d’oublier qui furent nos ancêtres.
Il faut se rappeler la fièvre de liberté qui les animait, la volonté, la fierté et la vision de l’époque qu’ils transmettaient. Une volonté si bien combattue qu’il a été inculqué consciemment et inconsciemment à ce peuple qu’il faut laisser la politique aux vas-nus-pieds, aux énergumènes, disent-ils. Tandis que dans les pays qui mènent le monde, la politique est l’apanage des gens responsables.
En Haïti, “Moun de byen pa fè politik”, “politik se bagay moun sal”, “nou menm nou pa nan politik”. « Politik se dèy ».
Les gens sont fiers de dire qu’ils ne font pas de politique, mais du social. On ne finance pas la politique, mais « le social » et une certaine « culture ». Tandis que sous le boisseau, les campagnes électorales de ceux et celles qui ne sont pas habilités à porter une vision d’État, qui ne symbolisent pas les modèles pour les enfants et les générations futures, sont largement financées tant par l’élite dite économique que par la communauté internationale.
Aujourd’hui, il faut se l’avouer, le pays paie le prix d’avoir laissé la politique à un moment de son histoire aux gens dits « peu recommandables ». Les « gens de bien » et « bien formés » ne sont pas qualifiés, certains ont même été combattus sur tous les fronts. Les élites intellectuelles du pays ont été condamnées pour n’avoir pas su s’engager comme il le fallait, pour avoir aussi démotivé et manipulé les opinions selon leur vision individualiste et défaitiste. Les médias les plus influents n’ont pas non plus assumé leur responsabilité face à la société pour protéger la liberté et les droits des citoyens au regard des principes et de la loi. Ils sont tous aussi complices, malheureusement, du résultat et du désintéressement de la population au pays.
Le sentiment d’appartenance, s’il était encore présent chez certains, disparait chaque jour un peu plus, laissant un vide et une déception profonde, une frustration d’avoir pour unique document de voyage, un passeport haïtien.
Sur les réseaux sociaux, on assiste à l’évolution de la jeune population en quête de reconnaissance qui commente, discute, influence et manipule. Sans se soucier de la vraie vérité, des jeunes de toutes catégories, s’érigent comme experts en politique, en économie, en sciences juridiques, en droit de l’homme, pour mener un combat contre le « Système », sans se soucier de la vérité et de la face cachée de la manipulation de la globalisation ; et ceci, sans une idée définie et bien construite de l’avenir. Même ces nouveaux jeunes leaders de la société semblent être inquiets et être perdus dans une vision incertaine de la chose publique et de l’État. Plusieurs sont devenus des mauvais pions sans même s’en rendre compte.
Qu’est donc la politique si ce n’est la vision de l’État de conduire ses citoyens dans leur quête d’une vie heureuse basée sur les principes de l’égalité, de paix, justice sociale et de bien-être pour tous.
Il a fallu que la communauté internationale change de discours pour prôner le « renouvèlement de la machine politique du pays, priorisant les jeunes et les femmes » pour que l’abcès nous éclate en plein visage. La génération actuelle n’a pas appris à penser à mettre Haïti en avant dans les débats et les décisions d’Etat. La relève n’est ni préparée ni assurée.
Les anciens colonisateurs et les pays “amis” comme la France, le Canada et les Etats-Unis d’Amérique de même que les Nations Unies investissent aujourd’hui des millions de dollars par an dans différents projets et programmes de gouvernance, qu’ils génèrent et gèrent eux-mêmes, pour inciter les jeunes et les femmes à s’intégrer dans la politique.
Une démarche dont Haïti ne pourra même pas tirer profit, sans une vision claire de l’Etat car il a été davantage inculqué à la génération des années 80 dans les écoles, dans les églises, dans les organisations qu’“il ne faut pas faire de la politique”, “la politique est sale et avilissante”, il faut “laisser la politique aux va-nus-pieds”, il faut “laisser la politique pour les autres et régler ses affaires sans faire de bruit”, “Moun pa bezwen konnen afè ou”. Il faut simplement faire du social comme si la politique n’avait aucun pouvoir sur le prix du pain et du café et sur le cadeau qu’on achète pour son enfant à l’occasion de son anniversaire.
En Haïti, depuis le régime des Duvalier, il a été appris que la politique est négative, car elle tue l’âme des hommes et des femmes qui s’y mettent. Elle est l’affaire des coquins, des menteurs et des voleurs de tous poils et de toutes catégories. Les élections présidentielles, législatives et municipales sont perçues comme une activité pécuniaire dont le motif est de changer le statut social d’un individu ou de mener à son enrichissement personnel et à celui de ses partisans. D’ailleurs, celui ou celle qui est déjà bien pourvu(e) à ces deux niveaux et qui rentre dans la course électorale est mal perçu(e) et a peu de chance de gagner la bataille. Comme si il/elle venait de ravir l’ultime opportunité d’un autre adversaire mal pourvu.
Aujourd’hui, la machine électorale s’active. Le retour à l’ordre démocratique dans le pays est incontournable. Les lobbys et les manipulations pour le contrôle du Conseil Électoral Provisoire et de la machine entière sont inévitables, mais le problème reste entier.
Quelles élections pour quelle vision de l’État ? Quel type de gouvernance s’impose pour le pays ? un pays déchiré où l’international s’implique avec la douce fermeté d’un père intraitable et des leaders haïtiens sans colonne vertébrale et sans aucune notion profonde des besoins réels de la population et des nouveaux défis du monde.
L’autre a parlé de décolonisation mentale, un grand mot certes, mais il faudra passer par là.
Cette génération de jeunes actuellement en quête de pouvoirs et qui se cherche une place dans l’administration publique, dans les organismes internationaux et la diplomatie en général doit se dépouiller de certains stéréotypes pour comprendre, apprendre et faire la différence, si tel est réellement leur objectif.
Il faut faire la véritable autoévaluation, fixer les responsabilités où elles doivent être, mais surtout avancer pour faire renaître Haïti dignement dans la justice, l’unité et l’harmonie intergénérationnelles. Ce sera le véritable salut de la réconciliation du peuple Haïtien.
Brigitte Benshow
23 Octobre 2024