C’était un temps sec et ensoleillé, mes frondes se faisaient bercer par des brises légères. Il était 16h29 et mon ciel observait paisiblement mes enfants se fondre dans la mondanité quotidienne, les jasées des commères au bout de la rue, à la dodine une grand-mère qui berce son petit-fils, des marchandes de chen-janbe, l’incurie du gouvernement face aux amoncellements de déchets vers mes taudis de fortunes, les voitures entassées dans une longue file indienne adjurant aux embouteillages de mon bitume de se dissiper, les marchands de papita, de boissons gazeuses, les écoliers harassés par la chaleur de 16 heures comptaient les secondes, les employés, des cadres, des gestionnaires, des élus, des chauffeurs de bus, tous hâte de revoir leur âtre ! Je contemplais la mer qui claque sur le sable s’égrenant sur mes plages, le soleil qui brille sur la peau des pêcheurs, la houle qui entraînait le va-et-vient de leurs filets de pêche.
L’azimut de mon soleil n’avait encore à peine touché le nord que brusquement ma tendre nature a grondé une colère d’une opacité impétueuse et aussitôt j’ai ressenti une rupture dans mes entrailles. La première fut brutale, et arrachait à la moindre zeptoseconde les bâtiments de leur ancrage maternel, ils s’effondraient. Il était 16h30 et, avec terreur, je regardais les secousses lucifériennes, qui engloutissaient mes fils, mes filles. J’entendais des hurlements effroyables d’hommes, de nourrissons, des cris pléthoriques d’enfants, des craquelures de vitre, des déracinements d’arbres, des déboulements, chaque microseconde plus effrayante que l’autre.
Je ne sus que faire qu’observer ce cataclysme violent, cette algarade annihilant leur souffle, démembrant, arrachant la vie, détruisant les plus belles effigies, agitant les eaux de ma terre, les collines, les mornes, les cases, métamorphosant mes villes en ruines, transformant mes plus beaux repères en bauge, m’engloutissant des odeurs fétides de la mort, de la terreur, de la peur et de la poussière des édifices, des citadelles détruites où sous l’amoncellement de leurs décombres, des vies s’éteignaient et d’autres essayaient de tenir bon. Oh, gémissement… Cela ne lui a pas suffi de me gifler… Dans son passage entre hurlements et désarroi, elle transmuta mon palais grandiose en une évanescente relique du passé. Tout un raid sismique qui m’arracha, me violenta jusqu’à mes entrailles.
15 ans plus tard, je le revis, je le ressens, je m’observe plongée dans la déliquescence, j’attends que mes fils et mes filles me redressent, qu’ils viennent ôter le goût amer et âcre qu’a laissé ce désastre, qu’ils viennent sécher les larmes, soigner mes horions. 12 janvier 2010 – 12 janvier 2025, ce séisme ne continue-t-il pas de trembler ? 15 ans que je suis plongée sous un amas de décombres, 15 années avec des cicatrices non refermées, des plaies encore jeunes et béantes.
Le fantôme rôde toujours autour de nous. Un séisme présent dans notre société. Jour et nuit, le corps de nos compatriotes est brûlé, on retrouve un corps froid, car le cœur ne pompe plus le sang. Les maigres pécules s’effondrent, chaque jour est une secousse de rafales de balles, d’écoulements sanguinaires, de fumée nauséabonde qui se propage et qui contribue à l’indigence de mes racines, des actes impondérables et itératifs plongeant mon futur dans un sentier d’incertitudes, des intellectuels mégalomaniaques qui, au jour le jour nous creusent ma propre tombe !
Quelle mère suis-je pour eux, j’attends qu’ils essuient mes sueurs, mes larmes, j’attends qu’ils me dessinent un soleil nouveau du fond de cet abîme dans lequel ils m’ont tirée. À quand serai-je de nouveau appelée île Cocagne ? Mais je tiens bon et j’attends… Entre-temps, je veux saluer la mémoire des âmes que j’ai perdues, des vies que ce cataclysme m’a volées et qu’il ne me rendra jamais. Je ne vous oublierai pas, nous ne vous oublierons pas.
Yon jou pou kriye, yon jou pou siye dlo nan je, men nou paka bliye e nou pa dwe bliye….
Haïti, perle des Antilles 2025
Lyly et Sory Ades