Port-au-Prince, mai 2025 — L’avant-projet de la nouvelle Constitution haïtienne, récemment rendu public, fait l’effet d’une onde de choc dans le paysage politique et intellectuel national. Signé par les membres du Comité de pilotage de la Conférence nationale, ce document de 240 articles suscite une vive controverse, entre appels au dialogue, dénonciations virulentes et critiques structurelles. Quatre voix majeures illustrent les lignes de fracture de ce débat : celles d’un intellectuel favorable à la démarche, d’un militant constitutionnaliste outré par le processus, et de deux avocats préoccupé par la viabilité républicaine du texte.
Un appel au débat, pas au rejet : la voie de la construction collective
Dans une tribune intitulée « Haïti mérite mieux que le vacarme », Emmanuel Jean François, défend la légitimité du débat autour de l’avant-projet. Il rappelle que le terme même d’« avant-projet » implique un caractère provisoire et amendable : « Ce n’est ni une vérité absolue, ni un texte figé. » Il invite la société haïtienne à sortir du cycle du rejet systématique pour embrasser une démarche de co-construction. Pour lui, ce moment devrait être l’occasion d’un « exercice d’intelligence collective » réunissant juristes, citoyens, diaspora et acteurs de bonne foi, dans le but de produire un texte moderne et équilibré.
Un vice originel : l’illégitimité du processus
À l’opposé, Michel Legros, au nom du collectif Sitwayen pou Respè Konstitisyon, ne voit dans cet avant-projet qu’un « forfait constitutionnel » entaché d’un vice de naissance : son élaboration dans l’opacité, sans consultation populaire préalable ni mandat clair. Pour ce militant du respect constitutionnel, « on ne rédige pas une constitution dans le secret pour ensuite la déposer comme une surprise sur le bureau d’un pouvoir discrédité. » Selon lui, le peuple haïtien n’a jamais été impliqué dans le processus et n’a donné mandat à personne pour parler en son nom. En conséquence, ce texte, peu importe son contenu, est frappé d’illégitimité. Il réclame purement et simplement son retrait.
Une réforme risquée pour l’unité républicaine
Me Salim Succar, avocat, adopte une posture critique mais technique. Il dénonce la logique institutionnelle du texte, qu’il accuse de fragmenter davantage un État déjà affaibli. La proposition de diviser le pays en dix régions dirigées par des « gouverneurs » revient, selon lui, à recréer des fiefs et à consacrer l’éclatement de la République. Il met également en cause l’alourdissement de la machine étatique, la multiplication de structures redondantes, et la persistance d’un clientélisme parlementaire. « Ce projet n’est pas une Constitution. C’est un piège », tranche-t-il. Toutefois, il reconnaît un point positif : la volonté de redonner à l’exécutif un commandement effectif sur les forces publiques, via un service civique ou militaire obligatoire.
Un Comité de pilotage controversé
La légitimité même du Comité chargé de l’élaboration de l’avant-projet est mise en question. Me Patrick Pierre-Louis, président de l’Ordre des avocats de Port-au-Prince, rappelle que « le Comité de pilotage n’a pas les compétences d’une Assemblée constituante ». En droit constitutionnel, une telle mission revient exclusivement à un organe souverain ou à une consultation populaire claire. Sans cela, le texte court le risque d’être perçu non comme un projet de refondation, mais comme une tentative unilatérale de reconfiguration du pouvoir.
Méthodologie et légitimité en question
La publication de l’avant-projet soulève également des interrogations quant à sa méthode d’élaboration. Quelle a été la participation des partis politiques ou le Comité de pilotage s’est-il limité aux déclarations issues des « Assises sur la Constitution » organisées dans quelques villes du pays ?
Selon le décret du 17 juillet 2024, publié dans le Moniteur spécial numéro 36, le Comité de pilotage de la Conférence nationale avait pour mandat de travailler sur trois chantiers fondamentaux : la révision de la Constitution, l’élaboration d’un nouveau projet de société, et la redéfinition des rapports entre l’État et la société, incluant les partis politiques et la société civile.
Par arrêté du Conseil Présidentiel de Transition en date du 25 juillet 2024 (Moniteur spécial numéro 38), la composition officielle du comité a été fixée : Enex Jean-Charles (président), Joram Vixamar, Amary Joseph Noël, Pierre Antoine Louis, Norah Jean François, Widline Pierre, Gédéon Charles et Christine Stephenson. Toutefois, Mme Stephenson, actuelle secrétaire générale du CIAT, a annoncé son retrait, arguant que cette nomination n’avait pas respecté les dispositions de l’accord politique du 3 avril 2024. Pierre Antoine Louis avait également déclaré qu’il ne comptait pas y participer.
Par ailleurs, la lecture de l’avant-projet — un document de 240 articles répartis sur 61 pages — révèle l’absence de la signature d’Amary Joseph Noël et la présence de trois nouveaux noms : Edelyn Dorismond, Franck Lauture et Kerlande Mibel. À ce jour, aucun arrêté complémentaire ou rectificatif concernant une modification officielle de la composition du comité n’a été retrouvé dans les publications du Moniteur. Il demeure incertain s’il s’agit d’un oubli administratif, d’une nomination non encore formalisée, ou d’une participation ad hoc non encadrée légalement.
Une étape dans la feuille de route gouvernementale
Cependant, au-delà du débat technique et politique, ce document s’inscrit dans une séquence stratégique plus large. L’avant-projet livré par le Comité de pilotage constitue une étape-clé dans l’exécution de la feuille de route de la transition. Celle-ci prévoit un enchaînement clair : Conférence nationale – Référendum – Constitution – Élections- Sécurité.
En février 2025, intervenant sur les ondes de Magik 9, Franck Lauture a défendu le processus en cours autour de la Conférence nationale, affirmant que celle-ci « ne se fait pas selon les caprices de la population ou des membres du Comité de pilotage ». Citant l’article 1er du décret du 17 juillet 2024, il a précisé que l’accent est mis sur les structures collectives — associations, organisations, mouvements et groupes d’intérêt — plutôt que sur les individus, quelle que soit leur notoriété.
Il avait également expliqué lors que le processus se déroule en plusieurs étapes : après une première consultation sectorielle menée par le Groupe de travail sur la Constitution, la deuxième phase à travers les assises départementales. La dernière étape, jugée la plus décisive, sera celle du référendum, moment où l’ensemble de la population pourra se prononcer sur le projet constitutionnel. Interrogé sur le peu d’engouement suscité jusqu’ici, il a assuré que le débat public aura lieu après la fin des assises.
En ce sens, malgré les oppositions et les critiques, la remise de l’avant-projet marque pour la communauté internationale une volonté gouvernementale d’avancer vers la phase référendaire.
La rédaction