Les groupes armés illégaux ne sont pas une dérive récente en Haïti. Ils constituent, depuis plusieurs décennies, un élément central du jeu politique et du contrôle du pouvoir. C’est le constat que dresse une nouvelle fois le Rapport 110 de l’International Crisis Group, intitulé « Haïti : démanteler l’alliance meurtrière des gangs », publié le 15 décembre 2025.
Le rapport rappelle que dès 1957, François Duvalier, dit Papa Doc, s’est appuyé sur des réseaux de voyous pour intimider ses adversaires et faciliter son accession à la présidence. Une fois au pouvoir, ces hommes furent institutionnalisés sous la forme des Tontons Macoutes, une milice redoutée qui dépassa rapidement l’armée haïtienne en effectifs et devint l’instrument principal d’une répression politique féroce. Depuis lors, le recours à des forces parallèles ou paramilitaires est resté une constante du pouvoir en Haïti.
Des “chimères” aux gangs modernes
Selon Crisis Group, les gangs actuels trouvent une partie de leurs racines dans les « chimères » apparues à la fin des années 1990. Ces petits groupes armés étaient soutenus par le parti Fanmi Lavalas de l’ancien président Jean-Bertrand Aristide et agissaient comme des forces de mobilisation, d’intimidation et de contrôle territorial. Appelés localement « baz », ces groupes ont évolué, au fil du temps, vers des structures criminelles plus autonomes, aujourd’hui connues sous le nom de gangs.
Au début des années 2000, des responsables politiques et des élites économiques ont commencé à instrumentaliser ces groupes pour intimider des rivaux, influencer les élections, protéger des intérêts privés et régler des conflits économiques. La frontière entre politique, criminalité et économie s’est alors progressivement effacée.
L’échec des réponses sécuritaires
En 2007, les Nations unies ont lancé une campagne militaire contre les gangs. Si cette mission a permis de réduire temporairement les violences, elle a laissé un lourd héritage : abus sexuels, scandales et surtout une épidémie de choléra déclenchée par des négligences sanitaires dans une base de Casques bleus népalais, causant plusieurs milliers de morts. Le départ de la mission onusienne, salué par de nombreux Haïtiens, a cependant laissé un vide sécuritaire que la Police nationale, sous-dotée et infiltrée par des complicités criminelles, n’a jamais pu combler.
Après l’assassinat de Jovenel Moïse : l’explosion
La situation s’est brutalement aggravée après l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021. Les gangs ont profité du chaos institutionnel et de la lutte pour la succession (afin d’)étendre leur contrôle territorial, renforcer leurs effectifs et moderniser leurs arsenaux. Fin 2022, le Premier ministre de facto Ariel Henry, nommé avec l’appui de diplomates étrangers, a sollicité l’intervention d’une force internationale. En 2023, le Conseil de sécurité de l’ONU a autorisé le déploiement de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS), dirigée par le Kenya.
Mais la violence n’a cessé de s’aggraver. Selon le rapport, les gangs sont responsables d’une grande partie ]de près de 16 000 morts enregistrés depuis 2022 et du déplacement de 1,4 million de personnes, soit environ 12 % de la population. Des institutions clés de l’État — palais national, ministères, tribunaux, prisons, commissariats, écoles et hôpitaux — ont été détruites ou gravement endommagées. Plus de 1 600 écoles avaient été fermées, dont un quart occupées par des gangs, tandis que le recrutement d’enfants par les groupes armés a bondi de 70 % en 2024. Les violences sexuelles sont endémiques et plus de la moitié de la population vit en situation d’insécurité alimentaire aiguë.
En septembre 2025, devant l’Assemblée générale de l’ONU, Laurent Saint-Cyr, président du Conseil présidentiel de transition, a déclaré qu’Haïti était « en guerre contre les groupes criminels ». Une affirmation largement partagée par la population.
Sanctions internationales : un angle mort ?
Si le rapport de Crisis Group rappelle clairement l’origine politique des gangs, un élément continue de susciter l’étonnement : l’absence quasi totale de sanctions contre au moins une figure des figures de Fanmi Lavalas ou des personnalités réputées proches de Jean-Bertrand Aristide, alors même que les racines des gangs contemporains sont liées aux chimères de cette époque.
À l’inverse, une analyse approfondie des sanctions canadiennes montre que la majorité des personnalités visées sont des acteurs qui, à un moment ou à un autre, se sont opposés à Aristide. Cette réalité alimente un sentiment de justice sélective et de traitement politique des sanctions.
Ce malaise est renforcé par certains parcours symboliques, à l’image de Marjorie Michel, fille de : l’ancien Premier ministre d’Aristide Smarck Michel. Ancienne cheffe de cabinet de Justin Trudeau durant la période des sanctions, elle est aujourd’hui ministre de la Santé au Canada dans le gouvernement de Mark Carney. Pour de nombreux observateurs haïtiens, cette trajectoire illustre le décalage entre les discours internationaux sur la lutte contre l’impunité et certaines réalités politiques sans oublier que le porte-étendard qui faisait publiquement la promotion des sanctions fut son compagnon, l’ancien député Canadien Emmanuel Dubourg.
Des questions qui dérangent
Le rapport 110 de Crisis Group dresse un diagnostic sévère et documenté, fondé sur plus de 300 entretiens menés entre 2022 et 2025. Mais il laisse aussi ouvertes plusieurs interrogations fondamentales :
• Pourquoi aucune figure politique majeure de Fanmi Lavalas n’a-t-elle été ni inquiétée ni sanctionnée, malgré le rôle historique des chimères ?
• Les sanctions internationales répondent-elles à une logique de justice ou à des équilibres politiques hérités du passé y compris un relent de 2004 ?
• Peut-on réellement démanteler les gangs sans interroger les responsabilités politiques historiques, locales et internationales en se posant encore la question controversée : qui a réellement fédéré les gangs?
• La MMAS aujourd’hui Groupe de Répression des Gangs peut-elle réussir là où les missions précédentes ont échoué, si les racines politiques et économiques du phénomène restent intactes ?
• Enfin, la communauté internationale est-elle prête à soutenir une lutte anticriminelle sans sélectivité, y compris lorsque celle-ci remet en cause des alliances passées ?
Autant de questions qui démontrent montrent que la cris haïtienne et le phénomène des gangs en Haïti ne sont pas que sécuritaires n’est pas seulement sécuritaire. Cette crise est profondément politique, économique, historique et internationale — et tant que ces dimensions ne seront pas pleinement assumées, la promesse de démanteler « l’alliance meurtrière des gangs » restera fragile.
Brigitte Benshow
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