Dans les bars, restaurants et boîtes de nuit d’Haïti, elles sont partout et pourtant presque invisibles. Sourire imposé, pas pressé, plateau à la main, les serveuses incarnent un service indispensable à l’économie urbaine. Mais derrière cette façade se cache une réalité brutale : un métier parmi les plus précaires du pays, où la survie l’emporte trop souvent sur la dignité.
En Haïti, être serveuse ne rime pas avec salaire. La majorité de ces travailleuses ne perçoivent aucune rémunération fixe. Leur revenu dépend d’un système de pourcentage sur les ventes, aléatoire et profondément injuste. Une soirée entière de travail — parfois de 18 heures à minuit, voire plus tard — peut se solder par quelques dizaines de gourdes.
« Une nuit, j’ai travaillé de 6 heures du soir à 1 heure du matin et je suis rentrée avec 75 gourdes. J’ai payé le transport et il ne me restait rien. Le lendemain, mes enfants n’avaient pas de petit-déjeuner », confie Mireille, 27 ans, serveuse dans un bar de Port-au-Prince.
Vendre cinq bières pour gagner 50 gourdes, soit à peine de quoi payer un trajet, n’a rien d’exceptionnel. C’est le quotidien. Cette instabilité financière plonge de nombreuses femmes dans une insécurité permanente. Beaucoup sont mères, cheffes de famille, responsables seules de la scolarité et de l’alimentation de leurs enfants.
« On ne peut rien prévoir. Si le bar est vide, tu travailles pour rien. Tu rentres fatiguée, stressée, avec la peur du lendemain », explique Rose, 35 ans, mère de trois enfants.
Mais la précarité économique n’est qu’une facette du problème. À cela s’ajoutent le manque de respect et l’exposition constante aux abus. Les témoignages évoquent des remarques déplacées, des pressions, des humiliations verbales et parfois du chantage à l’emploi.
« Le client croit qu’il achète plus que des boissons. Si tu refuses certaines avances, il ne consomme plus et parfois le patron te reproche d’avoir fait fuir le client », raconte Sandra, 23 ans, serveuse en boîte de nuit. « Tu es coincée entre ta dignité et la peur de perdre ton travail. »
Dans certains établissements, les frontières entre le service professionnel et une prétendue “disponibilité” sont volontairement brouillées. Le harcèlement est banalisé, parfois même encouragé, au nom de la rentabilité.
Le plus révoltant, c’est que ces femmes ne sont ni ignorantes ni incompétentes. Beaucoup sont diplômées en tourisme, en hôtellerie ou issues de centres de formation professionnelle. Elles ont investi du temps, de l’énergie et des ressources dans leur éducation.
« J’ai étudié le tourisme. J’espérais un contrat, une assurance. Aujourd’hui, je sers dans un restaurant sans protection. Quand je tombe malade, je ne mange pas. Mon diplôme est dans un tiroir », témoigne Nadia, 31 ans.
À cette précarité s’ajoute l’insécurité. Les horaires tardifs, l’absence de transport et le manque total de protection exposent les serveuses à des risques permanents.
« On finit après minuit. Il n’y a pas de sécurité, pas de transport. On marche vite, on prie pour arriver à la maison. Personne ne se demande comment on rentre », confie Jessica, 22 ans.
En 2025, cette situation n’est pas seulement choquante : elle est indéfendable. Qu’une jeune professionnelle haïtienne puisse gagner moins de 100 gourdes par jour, sans assurance, sans mécanisme de plainte efficace, sans contrat clair, révèle l’ampleur d’un dysfonctionnement profond. Ce n’est pas un problème individuel, mais un échec collectif des institutions, des employeurs et de l’État.
« On accepte l’humiliation parce qu’on n’a pas d’autre choix. Si tu parles, on te remplace. Ce n’est pas un emploi, c’est une survie », résume une serveuse sous anonymat.
Le silence qui entoure cette réalité participe à sa perpétuation. En fermant les yeux, la société normalise une exploitation déguisée, fondée sur le genre, la pauvreté et le manque d’alternatives. Or, le travail des serveuses mérite reconnaissance et respect, au même titre que tout autre métier.
À l’heure où Haïti traverse une fin d’année marquée par l’insécurité, la vie chère et l’épuisement moral, le sort des serveuses est révélateur d’une injustice devenue structurelle. Pendant que certains fêtent, d’autres tiennent debout à force de résilience, payant de leur corps et de leur silence le prix d’un système qui les écrase.
Fermer les yeux aujourd’hui, c’est accepter qu’une génération de femmes continue de survivre plutôt que de vivre. C’est normaliser l’indécent dans un pays déjà meurtri. En cette période de bilans et de vœux, il est urgent de rappeler que la dignité ne devrait jamais être saisonnière.
Défendre les serveuses haïtiennes, c’est refuser que la misère soit une fatalité et affirmer que, même dans le chaos, la justice sociale reste un combat non négociable.
Jameson Joseph
📲 Rejoignez Le Quotidien 509
Recevez nos dernières nouvelles directement sur votre téléphone via notre chaîne WhatsApp officielle.
🚀 Rejoindre la chaîne WhatsApp


